‘Ori tahiti

Tahiti Ora (Heiva 2015)
l’expression d’un patrimoine vivant

Le ‘ori tahiti, la danse polynésienne, n’a jamais été si populaire.

Sur la seule île de Tahiti, on compte une cinquantaine d’écoles de ‘ori tahiti, soit plus de 2 500 pratiquants. Au Conservatoire artistique de Polynésie, ils sont plusieurs centaines à pratiquer cet art traditionnel. Quant au Heiva i Tahiti, il réunit chaque année plus de 2 000 danseurs et 30 000 spectateurs se déplacent aux soirées pour admirer le ballet de la culture.

À l’étranger, et plus particulièrement au Japon et au Mexique, la danse polynésienne n’en finit pas de séduire et ils seraient des dizaines de milliers d’amateurs à bouger au rythme des to’ere polynésiens. 

En Polynésie aujourd’hui, pas un événement, public ou privé, ne s’ouvre ou ne se clôt sans de la danse. Bringue (fête), mariage, compétition, inauguration, départ, arrivée ; tout est prétexte à danser ! 

Je danse donc je suis

Le gala de fin d'année du Conservatoire artistique de Polynésie française où les danseurs de 'ori tahiti de tous les niveaux sont réunis. Un tableau impressionnant !

Bien sûr, il n’en a pas toujours été ainsi et le combat pour remettre le ‘ori tahiti a sa place - comme bien d’autres pratiques telles que la langue, la musique, le tatouage, la sculpture, etc. - fut long et mouvementé. Bannie par les missionnaires à la fin du 18e siècle, puis carrément interdite par le « code Pomare », la danse polynésienne commence à revenir timidement sur la scène tahitienne à partir de 1850, elle est alors exceptionnellement tolérée et sa pratique est soumise à règlementation.

Ce n’est qu’en 1881 que la danse traditionnelle est réintroduite dans les « Tiurai », les fêtes annuelles de juillet. 1956 est une année charnière pour le développement du ‘ori tahiti puisque c’est à cette date que Madeleine Moua fonde le « premier » groupe de danse, nommé Heiva. Madeleine, puis Paulina Morgan, puis Gilles Hollande, puis Louise Kimitete, Coco Hotahota, et tous les grands noms que l’on connaît aujourd’hui - Marguerite Lai, Makau Foster, Tumata Robinson, Manouche Lehartel… - vont faire de la danse polynésienne un véritable art local.

L’une de ses plus belles expressions ? Le concours annuel du Heiva i Tahiti. L’un de ses plus farouches gardiens ? Le Conservatoire artistique de Polynésie française

Interdit, méprisé, caché, réinventé, institutionnalisé, valorisé, exporté, encouragé : le 'ori tahiti s'est déchaîné !

Carte postale des années 1900-1930. Fêtes du 14 juillet à Papeete sur la place du Gouverneur (Tarahoi aujourd'hui). Les compétitions de danses sont lancées !

Le Heiva : de caution folklorique à concours culturel d'envergure

Le Heiva i Tahiti a lieu chaque année en juillet, et ce depuis… 1881. Le Heiva i Tahiti, c’est un concours de chants et danses traditionnels. Exigeant, contraignant, structuré ; il est le temple de l’expression du ‘ori tahiti.

Les groupes doivent exécuter un spectacle extrêmement codifié en termes de pas de danse certes, mais aussi de musique, de chants, d’enchaînements et de costumes ; le tout étant guidé par une histoire et un message.

L’événement regroupe chaque année plusieurs centaines de danseurs et attire des milliers de spectateurs. Le Heiva est aussi, signe de sa popularité s’il en fallait, source de grands débats, sur le fond comme sur la forme. L’opposition entre tradition et modernité, entre puristes et créateurs suscite bien des questions, des confrontations.

Le Heiva i Tahiti passionne la Polynésie en plus d’être probablement l’une de ses plus belles vitrines à l’international

Annulé cette année pour cause d’épidémie mondiale de Covid-19, 2020 est une année sombre pour le ‘ori tahiti, qui a perdu successivement 3 de ses piliers : Coco Hotahota, Louise Kimitete et Paulina Morgan. Mais la jeune génération est plus que décidée à assurer la relève. 

La soirée de remise de prix du Heiva en 2019. Le public vient en nombre soutenir son groupe. Gagner le grand prix du Heiva est une reconnaissance prestigieuse, donnant une aura durable à la troupe.

Marguerite Lai, chef du groupe O Tahiti E :

 

"Le 'ori tahiti occupe une place très importante dans la société polynésienne actuelle.

Pour certains, c’est un art de vivre. Pour d’autres, c’est du sport, ou une occupation. Mais peu importe ce qu’il représente individuellement, tant que le ‘ori tahiti a toujours du sens pour la plupart des pratiquants.

Mais ce que je crains, c’est la perte de notre langue. Car sur quoi dansera-t-on quand on l’aura définitivement perdue ? Que chantera-t-on ? Réveillez-vous, parlez votre langue !"


Petit extrait du spectacle de O Tahiti E, vainqueur du Heiva 2019 en catégorie Hura Tau :

L'enjeu : préserver le 'ori tahiti

Patrimoine immatériel en perpétuelle évolution, le ‘ori tahiti est le miroir de la culture polynésienne, vivante… et qui se transmet.  Au Conservatoire artistique de la Polynésie française, on a tenté de jeter les bases du ‘ori tahiti pour les préserver et les enseigner d’une seule voix.

Mais qui dit patrimoine immatériel dit interprétation, alors comment l’uniformiser et faire l’unanimité ?

Les pas de la danse tahitienne ont fait l’objet d’un remarquable travail d’inventaire et de description par le Conservatoire artistique de la Polynésie française [Ta’o nō te ’Ori Tahiti, Répertoire des pas de la danse tahitienne, Papeete, 2017, 128 pages] et les grands noms du ‘ori tahiti, accompagné d’un film : "Nomenclature des pas du ’Ori Tahiti", réalisé par Marc E. Louvat.

Art vivant qui se renouvelle sans cesse, le ’ori tahiti représente aujourd’hui le parfait moyen d’expression des nouvelles générations soucieuses de préserver l’héritage du passé tout en faisant face à la modernité

Ori i Tahiti, groupe vainqueur au Heiva en 2018

Et demain ?

On l’a compris : le 'ori tahiti constitue un élément majeur du patrimoine culturel polynésien. Chacun s’accorde à le reconnaître. Un intérêt que les Polynésiens ne sont pas les seuls à partager puisque le succès de la pratique de la danse traditionnelle tahitienne s’étend dans le monde entier à grande vitesse. 

Au Japon particulièrement, le 'ori tahiti rencontre beaucoup de succès. Le Conservatoire artistique de Polynésie française organise régulièrement des stages à destination des danseurs étrangers afin de leur permettre d'apprendre ou de se perfectionner dans le berceau de la danse polynésienne, avec des professeurs renommés.

C’est la raison pour laquelle les acteurs et les figures du ‘ori tahiti ont estimé qu’il était temps de lancer une procédure de classement de cet héritage artistique au patrimoine culturel mondial de l’UNESCO.

Depuis le 26 octobre 2017, le ‘ori tahiti est inscrit au patrimoine culturel immatériel français. Il s’agissait de la première étape avant de prétendre figurer au Patrimoine immatériel de l’UNESCO, volonté du gouvernement de la Polynésie française qui a présenté, le 23 novembre 2019, face au Comité du Patrimoine Ethnologique et Immatériel français (CPEI), le dossier d’inscription à l’UNESCO de la pratique du ‘ori tahiti.

Mais ce sont les yoles rondes de Martinique que le Président de la République a choisi de défendre en priorité.

Pour les acteurs du ‘ori tahiti, la démarche de classement à l’UNESCO représentait un moyen de montrer au monde que « le ‘ori tahiti trouve son origine ici, à Tahiti, expliquait Manouche Lehartel dans une interview accordée au magazine Hiro’a.

C’est un art au sein duquel on ne peut pas dissocier la technique du sens et du contenu, de la vision du monde qu’il exprime. Aussi, nous voulons bien partager le ‘ori tahiti mais à condition de sauvegarder, pour les générations futures, son essence

Manouche Lehartel

Classé au patrimoine de l’UNESCO ou pas, force est de constater que l’avenir du ‘ori tahiti est entre de bonnes mains : celles des Polynésiens. 


 

Rencontre avec Hinavai Raveino, danseuse

Hinavai Raveino

Hinavai Raveino a 28 ans, elle a à son actif 23 ans de pratique du ‘ori tahiti, qu'elle enseigne aujourd'hui. Elle est médaillée d’or du Conservatoire et a été élue meilleure danseuse au Heiva i Tahiti 2015

Tu es une des rares danseuses à être à la fois médaillée d’or du Conservatoire et à avoir été élue meilleure danseuse au Heiva i Tahiti en 2015. Deux enseignements différents ? Complémentaires ? Que retiens-tu de ces « deux écoles » ?

Effectivement, je suis médaillée d’or du Conservatoire depuis 2012 et élue meilleure danseuse au Heiva 2015. J’ai grandi au Conservatoire, où je danse depuis que j’ai 5 ans, c’est comme une seconde maison. J’y étais en tant qu’élève et aujourd’hui, j’y enseigne à mon tour le 'ori tahiti et ses techniques. Parallèlement à ça, j’ai découvert le monde des répétitions et des spectacles, que ce soit pour le Heiva, le Hura Tapairu* et Pïna’ina’i*. C’est vrai que les enseignements sont différents : au Conservatoire, on apprend à maîtriser les techniques des pas ; pour les événements, on est plus dans l’aventure et l’enrichissement. Cela dépasse la danse, ce sont des leçons de vie apprises auprès des gens avec qui nous partageons ces aventures. 

Quelle est ta définition du 'ori tahiti ?

C'est un mouvement dansé sur une musique jouée avec des percussions ou instruments à cordes, qui raconte une émotion, un évènement, une histoire ou une légende. C’est un art vivant qui est en perpétuelle évolution.

Quelle place occupe le 'ori tahiti dans ta vie ? Dans la société actuelle ? 

La danse traditionnelle est présente quotidiennement dans ma vie. C’est devenu mon métier mais c’est avant tout une passion. Le 'ori tahiti est très présent dans la société actuelle. Pour autant et c’est paradoxal, il n’existe pas de structure pour les groupes de danse qui préparent le Heiva par exemple. Les groupes doivent se démener pour trouver un lieu de répétition, nous répétons dans des conditions hallucinantes : sur des parkings, la nuit et par tous les temps, sans éclairage. Le voisinage supporte nos répétitions tous les jours pendant plusieurs mois et fini par porter plainte pour nuisances sonores. Je peux comprendre que ce soit fiu (fatiguant) pour certains habitants de supporter les sons des to’ere tous les soirs, alors qu’attend le gouvernement pour mettre en place des structures adaptées afin de satisfaire tout le monde ? Et surtout afin de permettre à tous les artistes, qui n’ont aucun statut en Polynésie, de continuer à mettre en valeur la culture dans des conditions décentes ? C’est ça aussi notre vie de danseurs, mais on ne lâche rien. 

Quelles sont les principales évolutions qu’a connu cette danse au cours des 20 dernières années d’après toi ?

La danse tahitienne évolue chaque jour. Il y a 20 ans, j’avais 8 ans. Je ne connaissais pour ma part que l’enseignement du Conservatoire. C’était déjà très technique. Aujourd’hui, je constate une évolution considérable dans les chorégraphies mais aussi dans la musique. Les musiciens innovent et intègrent de nouveaux rythmes, de nouveaux sons. C’est pareil pour les costumiers, ils créent des costumes plus recherchés, plus minutieux. C’est de la haute-couture ! La danse traditionnelle à elle aussi évolué de part l’influence d’autres danses. Certains chorégraphes s’inspirent et créent avec une finesse remarquable ; d’autres se perdent à vouloir trop mixer avec de nouveaux styles de danse. Je pense qu’il faut savoir trouver un juste milieu. Mais avant de créer, il faut surtout maîtriser la base du ‘ori tahiti. Beaucoup trop d’écoles de danse s’ouvrent sans même connaître le vrai nom des pas. Le Conservatoire a sorti un répertoire des pas de danse qui a été distribué à chaque école de danse. Il faut s’en imprégner afin de transmettre au plus juste les connaissances des pas du ‘ori tahiti.

Le succès du ‘ori tahiti à l’étranger : avantage ou danger ?

La Polynésie est le berceau du 'ori tahiti, qui connaît un succès indéniable partout dans le monde. Ce n’est pas un avantage pour moi mais une fierté ! Il faut partager et transmettre à ceux qui le veulent tant qu’on peut. Transmettre, c’est perpétuer. Oui, il y a une forme de danger : la méconnaissance du ‘ori tahiti. Quelqu’un qui ouvre une école de ‘ori tahiti à l’étranger et enseigne ce qu’il a appris entre deux cours à l’occasion d’un voyage en Polynésie ou celui qui n’a d’ailleurs jamais voyagé jusqu’ici. Il y a aussi toutes les compétitions de fa’arapu* organisées à travers le monde. Fa’arapu et rien d’autre ! On ne peut pas reprocher aux gens d’aimer le ‘ori tahiti mais faire du business dessus…

Comment protéger le 'ori tahiti ?

Même si le 'ori tahiti n’est pas encore classé au patrimoine immatériel de l’UNESCO, il n’empêche que nous pouvons le préserver et le protéger à notre échelle. Le protéger en valorisant toujours le Heiva i Tahiti, un évènement incontournable et de référence. Mais aussi tous les autres évènements comme les spectacles sur le marae* ‘Arahurahu, le Hura Tapairu, Pïna’ina’i ainsi que les galas des écoles de danse. Protéger le 'ori tahiti c’est aussi s’assurer que chaque école de danse détienne les mêmes connaissances de cette danse. Cela passe par l’histoire de la danse mais aussi par les noms des pas, des pehe (chants), de la musique. Il faudrait également que les diplômes en art traditionnel du Conservatoire artistique de Polynésie soient reconnus au niveau national afin d’assurer l’enseignement et la reconnaissance de notre culture.

Qu’espères-tu pour l’avenir du 'ori tahiti ?

Je ne peux qu’espérer voir le 'ori tahiti s’épanouir pour les futures générations. Je ne m’inquiète pas pour ça. Je sais que nous continuerons à danser, chanter et jouer nos instruments. J’espère que le 'ori tahiti sera reconnu au Patrimoine immatériel de l’UNESCO pour la préservation et la transmission de cet art aux générations futures.

Prestation de Hinavai Raveino au Heiva 2015, lors duquel elle a été élue meilleure danseuse

*GLOSSAIRE

  • Marae : "plate-forme construite en pierres sèches et où se déroulait le culte ancien, associé souvent à des cérémonies à caractère social ou politique" (source : Académie Tahitienne)
  • Hura Tapairu : concours de danses traditionnelles qui se veut différent du Heiva i Tahiti. En effet, ce concours encourageant la créativité est destiné aux petites formations de danse qui y présentent des œuvres originales inspirées du patrimoine culturel de la Polynésie française.
  • Pïna’ina’i : spectacle annuel qui fait dialoguer auteurs autochtones, orateurs, danseurs et musiciens.
  • Fa’arapu : mouvement de danse traditionnelle qui consiste en une rotation du bassin, un roulement rapide.